Terrorisme, lâarme des puissantsLes Etats-Unis entre hyperpuissance et hyperhégémonie Noam Chomsky
VO : Ce texte est tiré dâune conférence prononcée au MIT le 18 octobre 2001. VF : Le Monde diplomatique, décembre 2001.
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Pourquoi, sâinterrogeait le président Bush, des gens « peuvent nous détester », alors que « nous sommes si bons » ? Les dirigeants américains nâont pas toujours conscience des effets à moyen et à long terme de leur détermination à toujours lâemporter contre nâimporte quel adversaire. Et leurs exploits dâhier peuvent se payer demain dâun prix très lourd. M. Ben Laden fut le produit de la victoire des Etats-Unis contre les Soviétiques en Afghanistan ; quel sera le coût de leur nouveau triomphe dans ce pays ?
Il nous faut partir de deux postulats. Dâabord que les événements du 11 septembre 2001 constituent une atrocité épouvantable, probablement la perte de vies humaines instantanée la plus importante de lâhistoire, guerres mises à part. Le second postulat est que notre objectif devrait être de réduire le risque de récidive de tels attentats, que nous en soyons les victimes ou que ce soit quelquâun dâautre qui les subisse. Si vous nâacceptez pas ces deux points de départ, ce qui va suivre ne vous concerne pas. Si vous les acceptez, bien dâautres questions surgissent. Commençons par la situation en Afghanistan. Il y aurait en Afghanistan plusieurs millions de personnes menacées de famine. Câétait déjà vrai avant les attentats ; elles survivaient grâce à lâaide internationale. Le 16 septembre, les Etats-Unis exigèrent pourtant du Pakistan lâarrêt des convois de camions qui acheminaient de la nourriture et dâautres produits de première nécessité à la population afghane. Cette décision nâa guère provoqué de réaction en Occident. Le retrait de certains personnels humanitaires a rendu lâassistance plus problématique encore. Une semaine après le début des bombardements, les Nations unies estimaient que lâapproche de lâhiver rendrait impossibles les acheminements, déjà ramenés à la portion congrue par les raids de lâaviation américaine. Quand des organisations humanitaires civiles ou religieuses et le rapporteur de lâOrganisation des Nations unies pour lâalimentation et lâagriculture (FAO) ont demandé un arrêt des bombardements, cette information nâa même pas été rapportée par le New York Times ; le Boston Globe y a consacré une ligne, mais dans le corps dâun article traitant dâautre chose, la situation au Cachemire. En octobre dernier, la civilisation occidentale sâétait ainsi résignée au risque de voir mourir des centaines de milliers dâAfghans. Au même moment, le chef de ladite civilisation faisait savoir quâil ne daignerait répondre ni aux propositions afghanes de négociation sur la question de la livraison de M. Oussama Ben Laden ni à lâexigence dâune preuve permettant de fonder une éventuelle décision dâextradition. Seule serait acceptée une capitulation sans condition. Mais revenons au 11 septembre. Nul crime, rien, ne fut plus meurtrier dans lâhistoire - ou alors sur une durée plus longue. Au demeurant, les armes ont, cette fois, visé une cible inhabituelle : les Etats-Unis. Lâanalogie souvent évoquée avec Pearl Harbor est inappropriée. En 1941, lâarmée nippone a bombardé des bases militaires dans deux colonies dont les Etats-Unis sâétaient emparés dans des conditions peu recommandables ; les Japonais ne se sont pas attaqués au territoire américain lui-même. Depuis près de deux cents ans, nous, Américains, nous avons expulsé ou exterminé des populations indigènes, câest-à -dire des millions de personnes, conquis la moitié du Mexique, saccagé les régions des Caraïbes et dâAmérique centrale, envahi Haïti et les Philippines - tuant 100 000 Philippins à cette occasion. Puis, après la seconde guerre mondiale, nous avons étendu notre emprise sur le monde de la manière quâon connaît. Mais, presque toujours, câétait nous qui tuions, et le combat se déroulait en dehors de notre territoire national. Or on le constate dès quâon est interrogé, par exemple, sur lâArmée républicaine irlandaise (IRA) et le terrorisme : les questions des journalistes sont fort différentes selon quâils exercent sur une rive ou lâautre de la mer dâIrlande. En général, la planète apparaît sous un autre jour selon quâon tient depuis longtemps le fouet ou selon quâon en a subi les coups pendant des siècles. Peut-être est-ce pour cela au fond que le reste du monde, tout en se montrant uniformément horrifié par le sort des victimes du 11 septembre, nâa pas réagi de la même manière que nous aux attentats de New York et de Washington. Pour comprendre les événements du 11 septembre, il faut distinguer dâune part les exécutants du crime, dâautre part le réservoir de compréhension dont ce crime a bénéficié, y compris chez ceux qui sây opposaient. Les exécutants ? En supposant quâil sâagisse du réseau Ben Laden, nul nâen sait davantage sur la genèse de ce groupe fondamentaliste que la CIA et ses associés : ils lâont encouragé à sa naissance. M. Zbigniew Brzezinski, directeur pour la sécurité nationale de lâadministration Carter, sâest félicité du « piège » tendu aux Soviétiques dès 1978 et consistant, au moyen dâattaques des moudjahidins (organisés, armés et entraînés par la CIA) contre le régime de Kaboul, à attirer ces Soviétiques sur le territoire afghan à la fin de lâannée suivante (1). Ce nâest quâaprès 1990 et lâinstallation de bases américaines permanentes en Arabie saoudite, sur une terre sacrée pour lâislam, que ces combattants se sont retournés contre les Etats-Unis. Appui à des régimes brutaux Si lâon veut maintenant expliquer le réservoir de sympathie dont disposent les réseaux Ben Laden, y compris au sein des couches dirigeantes des pays du Sud, il faut partir de la colère que provoque le soutien des Etats-Unis à toutes sortes de régimes autoritaires ou dictatoriaux, il faut se souvenir de la politique américaine qui a détruit la société irakienne tout en consolidant le régime de M. Saddam Hussein, il faut ne pas oublier le soutien de Washington à lâoccupation israélienne de territoires palestiniens depuis 1967. Au moment où les éditoriaux du New York Times suggèrent quâ« ils » nous détestent parce que nous défendons le capitalisme, la démocratie, les droits individuels, la séparation de lâEglise et de lâEtat, le Wall Street Journal, mieux informé, explique après avoir interrogé des banquiers et des cadres supérieurs non occidentaux quâils « nous » détestent parce que nous avons entravé la démocratie et le développement économique. Et appuyé des régimes brutaux, voire terroristes. Dans les cercles dirigeants de lâOccident, la guerre contre le terrorisme a été présentée à lâégal dâune « lutte menée contre un cancer disséminé par des barbares ». Mais ces mots et cette priorité ne datent pas dâaujourdâhui. Il y a vingt ans, le président Ronald Reagan et son secrétaire dâEtat, M. Alexander Haig, les énonçaient déjà . Et, pour mener ce combat contre les adversaires dépravés de la civilisation, le gouvernement américain mit alors en place un réseau terroriste international dâune ampleur sans précédent. Si ce réseau entreprit des atrocités sans nombre dâun bout à lâautre de la planète, il réserva lâessentiel de ses efforts à lâAmérique latine. Un cas, celui du Nicaragua, nâest pas discutable : il a en effet été tranché par la Cour internationale de justice de La Haye et par les Nations unies. Interrogez-vous pour savoir combien de fois ce précédent indiscutable dâune action terroriste à laquelle un Etat de droit a voulu répondre avec les moyens du droit a été évoqué par les commentateurs dominants. Il sâagissait pourtant dâun précédent encore plus extrême que les attentats du 11 septembre : la guerre de lâadministration Reagan contre le Nicaragua provoqua 57 000 victimes, dont 29 000 morts, et la ruine dâun pays, peut-être de manière irréversible (lire « Occasion perdue au Nicaragua » et « âContrasâ et âcompasâ, une même amertume). A lâépoque, le Nicaragua avait réagi. Non pas en faisant exploser des bombes à Washington, mais en saisissant la Cour de justice internationale. Elle trancha, le 27 juin 1986, dans le sens des autorités de Managua, condamnant lâ« emploi illégal de la force » par les Etats-Unis (qui avaient miné les ports du Nicaragua) et mandant Washington de mettre fin au crime, sans oublier de payer des dommages et intérêts importants. Les Etats-Unis répliquèrent quâils ne se plieraient pas au jugement et quâils ne reconnaîtraient plus la juridiction de la Cour. Le Nicaragua demanda alors au Conseil de sécurité des Nations unies lâadoption dâune résolution réclamant que tous les Etats respectent le droit international. Nul nâétait cité en particulier, mais chacun avait compris. Les Etats-Unis opposèrent leur veto à cette résolution. A ce jour, ils sont ainsi le seul Etat qui ait été à la fois condamné par la Cour de justice internationale et qui se soit opposé à une résolution réclamant... le respect du droit international. Puis le Nicaragua se tourna vers lâAssemblée générale des Nations unies. La résolution quâil proposa ne rencontra que trois oppositions : les Etats-Unis, Israël et El Salvador. Lâannée suivante, le Nicaragua réclama le vote de la même résolution. Cette fois, seul Israël soutint la cause de lâadministration Reagan. A ce stade, le Nicaragua ne disposait plus dâaucun moyen de droit. Tous avaient échoué dans un monde régi par la force. Ce précédent ne fait aucun doute. Combien de fois en avons-nous parlé à lâuniversité, dans les journaux ? Cette histoire révèle plusieurs choses. Dâabord, que le terrorisme, cela marche. La violence aussi. Ensuite, quâon a tort de penser que le terrorisme serait lâinstrument des faibles. Comme la plupart des armes meurtrières, le terrorisme est surtout lâarme des puissants. Quand on prétend le contraire, câest uniquement parce que les puissants contrôlent également les appareils idéologiques et culturels qui permettent que leur terreur passe pour autre chose que de la terreur. Lâun des moyens les plus courants dont ils disposent pour parvenir à un tel résultat est de faire disparaître la mémoire des événements dérangeants ; ainsi plus personne ne sâen souvient. Au demeurant, le pouvoir de la propagande et des doctrines américaines est tel quâil sâimpose y compris à ses victimes. Allez en Argentine et vous devrez rappeler ce que je viens dâévoquer : « Ah, oui, mais nous avions oublié ! » Le Nicaragua, Haïti et le Guatemala sont les trois pays les plus pauvres dâAmérique latine. Ils comptent aussi au nombre de ceux dans lesquels les Etats-Unis sont intervenus militairement. La coïncidence nâest pas forcément accidentelle. Or tout cela eut lieu dans un climat idéologique marqué par les proclamations enthousiastes des intellectuels occidentaux. Il y a quelques années, lâautocongratulation faisait fureur : fin de lâhistoire, nouvel ordre mondial, Etat de droit, ingérence humanitaire, etc. Câétait monnaie courante alors même que nous laissions se commettre un chapelet de tueries. Pis, nous y contribuions de façon active. Mais qui en parlait ? Lâun des exploits de la civilisation occidentale, câest peut-être de rendre possible ce genre dâinconséquences dans une société libre. Un Etat totalitaire ne dispose pas de ce don-là . Quâest-ce que le terrorisme ? Dans les manuels militaires américains, on définit comme terreur lâutilisation calculée, à des fins politiques ou religieuses, de la violence, de la menace de violence, de lâintimidation, de la coercition ou de la peur. Le problème dâune telle définition, câest quâelle recouvre assez exactement ce que les Etats-Unis ont appelé la guerre de basse intensité, en revendiquant ce genre de pratique. Dâailleurs, en décembre 1987, quand lâAssemblée générale des Nations unies a adopté une résolution contre le terrorisme, un pays sâest abstenu, le Honduras, et deux autres sây sont opposés, les Etats-Unis et Israël. Pourquoi lâont-ils fait ? En raison dâun paragraphe de la résolution qui indiquait quâil ne sâagissait pas de remettre en cause le droit des peuples à lutter contre un régime colonialiste ou contre une occupation militaire. Or, à lâépoque, lâAfrique du Sud était alliée des Etats-Unis. Outre des attaques contre ses voisins (Namibie, Angola, etc.), lesquelles ont provoqué la mort de centaines de milliers de personnes et occasionné des destructions estimées à 60 milliards de dollars, le régime dâapartheid de Pretoria affrontait à lâintérieur une force qualifiée de « terroriste », lâAfrican National Congress (ANC). Quant à Israël, il occupait illégalement certains territoires palestiniens depuis 1967, dâautres au Liban depuis 1978, guerroyant dans le sud de ce pays contre une force qualifiée par lui et par les Etats-Unis de « terroriste », le Hezbollah. Dans les analyses habituelles du terrorisme, ce genre dâinformation ou de rappel nâest pas courant. Pour que les analyses et les articles de presse soient jugés respectables, il vaut mieux en effet quâils se situent du bon côté, câest-à -dire celui des bras les mieux armés. Dans les années 1990, câest en Colombie que les pires atteintes aux droits humains ont été observées. Ce pays a été le principal destinataire de lâaide militaire américaine, à lâexception dâIsraël et de lâEgypte, qui constituent des cas à part. Jusquâen 1999, derrière ces pays, la première place revenait à la Turquie, à qui les Etats-Unis ont livré une quantité croissante dâarmes depuis 1984. Pourquoi à partir de cette année-là ? Non pas que ce pays membre de lâOTAN devait faire face à lâUnion soviétique, déjà en voie de désintégration à lâépoque, mais afin quâil puisse conduire la guerre terroriste quâil venait dâentreprendre contre les Kurdes. En 1997, lâaide militaire américaine à la Turquie a dépassé celle que ce pays avait obtenue pendant la totalité de la période 1950-1983, celle de la guerre froide. Résultats des opérations militaires : 2 à 3 millions de réfugiés, des dizaines de milliers de victimes, 350 villes et villages détruits. A mesure que la répression sâintensifiait, les Etats-Unis continuaient de fournir près de 80 % des armes employées par les militaires turcs, accélérant même le rythme de leurs livraisons. La tendance fut renversée en 1999. La terreur militaire, naturellement qualifiée de « contre-terreur » par les autorités dâAnkara, avait alors atteint ses objectifs. Câest presque toujours le cas quand la terreur est employée par ses principaux utilisateurs, les puissances en place. Avec la Turquie, les Etats-Unis nâeurent pas affaire à une ingrate. Washington lui avait livré des F-16 pour bombarder sa propre population, Ankara les utilisa en 1999 pour bombarder la Serbie. Puis, quelques jours après le 11 septembre dernier, le premier ministre turc, M. Bülent Ecevit, faisait savoir que son pays participerait avec enthousiasme à la coalition américaine contre le réseau Ben Laden. Il expliqua à cette occasion que la Turquie avait contracté une dette de gratitude à lâégard des Etats-Unis, laquelle remontait à sa propre « guerre antiterroriste » et au soutien inégalé que Washington y avait alors apporté. Réduire le niveau de terreur Certes, dâautres pays avaient soutenu la guerre dâAnkara contre les Kurdes, mais aucun avec autant de zèle et dâefficacité que les Etats-Unis. Ce soutien bénéficia du silence ou - le mot est peut-être plus juste - de la servilité des classes éduquées américaines. Car elles nâignoraient pas ce qui se passait. Les Etats-Unis sont un pays libre après tout ; les rapports des organisations humanitaires sur la situation au Kurdistan appartenaient au domaine public. A lâépoque, nous avons donc choisi de contribuer aux atrocités. Lâactuelle coalition contre le terrorisme comporte dâautres recrues de choix. Le Christian Science Monitor, sans doute lâun des meilleurs journaux pour ce qui concerne le traitement de lâactualité internationale, a ainsi confié que certains peuples qui nâaimaient guère les Etats-Unis commençaient à les respecter davantage, particulièrement heureux de les voir conduire une guerre contre le terrorisme. Le journaliste, pourtant spécialiste de lâAfrique, citait comme principal exemple de ce retournement le cas de lâAlgérie. Il devait donc savoir que lâAlgérie conduit une guerre terroriste contre son propre peuple. La Russie, qui mène une guerre terroriste en Tchétchénie, et la Chine, auteur dâatrocités contre ceux quâelle qualifie de sécessionnistes musulmans, ont également rallié la cause américaine. Soit, mais que faire dans la situation présente ? Un radical aussi extrémiste que le pape suggère quâon recherche les coupables du crime du 11 septembre, puis quâon les juge. Mais les Etats-Unis ne souhaitent pas avoir recours aux formes judiciaires normales, ils préfèrent ne présenter aucune preuve et ils sâopposent à lâexistence dâune juridiction internationale. Mieux, quand Haïti réclame lâextradition de M. Emmanuel Constant, jugé responsable de la mort de milliers de personnes après le coup dâEtat qui a renversé le président Jean-Bertrand Aristide, le 30 septembre 1991, et présente des preuves de sa culpabilité, la demande nâa aucun effet à Washington. Elle nâest même pas lâobjet dâun débat quelconque. Lutter contre le terrorisme impose de réduire le niveau de la terreur, pas de lâaccroître. Quand lâIRA commet un attentat à Londres, les Britanniques ne détruisent ni Boston, ville dans laquelle lâIRA compte de nombreux soutiens, ni Belfast. Ils cherchent les coupables, puis ils les jugent. Un moyen de réduire le niveau de terreur serait de cesser dây contribuer soi-même. Puis de réfléchir aux orientations politiques qui ont créé un réservoir de soutien dont ont ensuite profité les commanditaires de lâattentat. Ces dernières semaines, la prise de conscience par lâopinion américaine de toutes sortes de réalités internationales, dont seules les élites soupçonnaient auparavant lâexistence, constitue peut-être un pas dans cette direction. Notes (1) Lire « Regrets », Le Monde diplomatique, octobre 2001. |