Lâhéritage de 1989, dans deux hémisphères différentsNoam ChomskyVO : In These Times, 3 décembre 2009 VF : CHOMSKY.fr, 28 avril 2010 Traduction : Anne Paquette pour CHOMSKY.fr
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Le mois de novembre marqua la célébration de lâanniversaire dâévénements majeurs de 1989, qui fut « lâannée la plus importante dans lâhistoire mondiale depuis 1945 », selon lâhistorien britannique Timothy Garton Ash. Cette année « a tout changé », écrit Garton Ash. Les réformes de Mikaël Gorbatchev en Russie et son « abandon incroyable de lâusage de la force » débouchèrent sur la chute du mur de Berlin le 9 novembre â et menèrent à la libération de lâEurope de lâEst de la tyrannie russe. Ces hommages sont mérités et les événements mémorables. Mais des perspectives différentes pourraient mettre à jour dâautres choses. La chancelière Angela Merkel a, involontairement, offert lâune de ces perspectives lorsquâelle sâadressa à chacun dâentre nous pour nous inciter à « faire usage de ce cadeau inestimable de la liberté pour faire tomber les murs de notre temps » Lâune des façons de suivre ses bons conseils consisterait à détruire ce mur énorme qui, par sa taille et sa longueur, éclipse le mur de Berlin, et qui serpente à travers le territoire palestinien, en violation du droit international. Ce « mur de lâannexion », car tel devrait être son nom, trouve sa justification au nom de la sécurité - rationalisation par défaut de tant dâactions menées par le gouvernement. Si la sécurité était le problème, ce mur devrait alors être construit le long de la frontière et rendu imprenable. Le but de cette monstruosité, construite avec le soutien des Etats-Unis et la complicité de lâEurope, est de permettre à Israël de conquérir des terres palestiniennes riches ainsi que les principales ressources en eau de la région, ce qui reviendrait à ne reconnaître aucune existence viable pour la population indigène de lâancienne Palestine. Une autre perspective sur lâannée 1989 est donnée par Thomas Carothers, un chercheur qui a travaillé sur les programmes de « renforcement de la démocratie » de lâancien président Ronald Reagan. Après examen des faits passés, Carothers conclut que tous les dirigeants américains ont fait preuve de schizophrénie en soutenant la démocratie lorsquâelle se conformait aux objectifs stratégiques et économiques des Etats-Unis, comme dans le cas des pays satellites de lâUnion Soviétique mais pas dans celui des états clients des Etats-Unis. La commémoration récente des événements de novembre 1989 offre une confirmation dramatique de cette perspective. La chute du mur de Berlin a été célébrée comme il se doit, mais ce qui a eu lieu une semaine plus tard le 16 novembre, est passé quasiment inaperçu : lâassassinat, au Salvador, de six grands intellectuels dâAmérique latine, des prêtres jésuites, ainsi que celui de leur cuisinière et de sa fille, par le bataillon dâélite Atlacatl, armé par les Etats-Unis, à peine sortis dâune nouvelle formation dans lâEcole De Guerre Spéciale JFK à Fort Bragg, N.C. Ce bataillon et ses troupes avaient déjà à leur actif nombre de meurtres perpétrés au cours de cette décennie macabre pour le Salvador, qui commença en 1980 par lâassassinat, pratiquement par les mêmes, de lâarchevêque Oscar Romero, connu comme « la voix des sans voix ». Au cours de la décennie de la « guerre contre le terrorisme », décrétée par Ronald Reagan, ce fut la même horreur dans toute lâAmérique centrale. Ce fut le règne de la torture, des meurtres et de la destruction qui laissèrent des centaines de milliers de morts dans la région. Le contraste entre la libération des pays satellites de lâUnion Soviétique et lâécrasement par la force de lâespoir dans les états clients des Etats-Unis est frappant et riche dâinstructions - et plus encore si nous élargissons la perspective. Lâassassinat des intellectuels jésuites mit pratiquement un terme à la « théologie de la libération », ce renouveau du christianisme qui avait ses racines modernes dans les initiatives du Pape Jean XXIII et de Vatican II, quâil initia en 1962. Vatican II « ouvrit une ère nouvelle dans lâhistoire de lâEglise catholique », écrivait le théologien Hans Kung. Les évêques dâAmérique latine adoptèrent « lâoption préférentielle pour les pauvres ». Les évêques renouèrent ainsi avec le pacifisme radical des Evangiles qui avait été enterré lorsque lâempereur Constantin fit du christianisme la religion consacrée de lâEmpire Romain ; une « révolution » qui, en moins dâun siècle, transforma « lâéglise persécutée » en une « église de la persécution », selon Kung. Au moment du renouveau qui suivit Vatican II, les prêtres dâAmérique latine, les religieuses et les laïcs apportèrent le message des Evangiles aux pauvres et aux persécutés, les rassemblèrent en communautés et les encouragèrent à prendre en main leur propre sort. Cette hérésie donna lieu à une répression violente. Au milieu de cette terreur et de ces massacres, les pratiquants de la théologie de la libération furent les premières cibles. Et parmi eux les six martyres de lâéglise, dont lâexécution, il y a 20 ans, est célébrée aujourdâhui dans un silence assourdissant et quasi-absolu. Le mois dernier, à Berlin, les trois présidents les plus impliqués dans la chute du mur de Berlin, George H.W. Bush, Mikaël Gorbatchev et Helmut Kohl se réunirent pour discuter et savoir à qui en revenait le principal mérite. « Je sais maintenant que nous avons été aidés par les cieux », a déclaré Kohl. George H.W. Bush a fait les louanges du peuple est-allemand qui « avait trop longtemps été privé de ses droits divins ». Gorbatchev a suggéré que les Etats-Unis devaient à leur tour faire leur perestroïka. Mais aucun doute ne subsiste quant à savoir qui porte la responsabilité dâavoir mis fin à la tentative de faire renaître lâEglise des Evangiles en Amérique latine pendant les années 80. The School of Americas (« LâEcole des Amériques ») (rebaptisée depuis lâInstitut de lâHémisphère Occidental pour la Coopération de la Sécurité) située à Fort Benning, Ga., qui entraîne les officiers pour lâAmérique latine, annonce fièrement que LâArmée Américaine a permis de « vaincre la théologie de la libération », avec lâaide, nâen doutons pas, du Vatican, qui a utilisé la méthode plus douce de lâexpulsion et de lâauto censure. La campagne sinistre pour renverser lâhérésie mise en marche par Vatican II nâaurait pu trouver meilleure expression littéraire que la parabole de Dostoïevski du Grand Inquisiteur dans « Les Frères Karamazov ». Dans cette fable, qui se déroule à Séville, à « lâépoque la plus terrible de lâInquisition », Jésus Christ apparaît soudain dans les rues, « doucement, sans être vu et cependant, étrangement, tout le monde le reconnut » et fut « irrésistiblement attiré par lui ». Le Grand Inquisiteur « ordonne aux gardes de lâarrêter et de lâemmener » en prison. Là , il accuse le Christ « de venir nous empêcher dâaccomplir » la grande mission de détruire les idées subversives de liberté et de communauté. Non, nous ne te suivons pas, Toi, invective lâInquisiteur à lâencontre de Jésus, mais nous suivons Rome et « le glaive de César ». Nous cherchons à être les seuls maîtres sur terre de façon à pouvoir apprendre à cette multitude « faible et vile » quâelle ne se libérera que lorsquâelle renoncera à sa liberté et se soumettra à nous. « Alors elle sera timorée, effrayée et heureuse ». Demain donc, dit lâInquisiteur, « Je vais devoir te brûler » Pourtant, en définitive, lâInquisiteur se laisse fléchir et le relâche « dans les allées sombres de la ville ». Les disciples de lâEcole des Amériques dirigée par les Etats-Unis, ne firent pas preuve de tant de miséricorde. |