Une participation directe à la créativitéNoam Chomsky |
A la mi-septembre, Noam Chomsky a été lâinvité dâhonneur du quotidien La Jordana, à lâoccasion de son 25ème anniversaire. Eric French of Amauta a réalisé cette interview. Amauta : Alors, je voulais commencer cette interview avec votre voyage récent en Amérique Latine. Jâai entendu dire que vous étiez en Amérique Latine et que vous étiez au Mexique lundi dernier et le week-end dernier. Câétait comment ? Juste un avis général. Chomsky : Jâétais dans la ville de Mexico. Câest une ville très agréable par bien des aspects. Elle est dynamique, vivante, la société est stimulante, mais elle est aussi déprimée par certains aspects, et quelque fois quasiment désespérée, vous savez. Donc câest un mélange de dynamisme et, je ne dirais pas désespérance, mais sans espoir, vous voyez. Ce nâest pas une fatalité, mais câest comme ça aujourdâhui. Je veux dire, il nây quasiment pas dâéconomie. Amauta : Et vous êtes venu spécialement pour lâanniversaire de La Jordana ? Chomsky : La Jordana, qui est à mon avis le journal indépendant de tout lâhémisphère. Amauta : Ouais. Chomsky : Et son succès est fascinant. Câest aujourdâhui le deuxième plus grand quotidien au Mexique, et il nâest pas loin du premier. Il est complètement boycotté par les annonceurs, donc quand vous le lisez, jâen ai une copie ici, mais si vous jetez juste un Åil, vous voyez quâil nây a pas de publicité. Pas parce quâils la refusent, mais parce que le milieu des affaires refuse dây faire de la publicité. Donc ils ont des annonces, vous savez, qui informent dâune réunion, il ont des annonces du gouvernement. Mais câest uniquement parce que la constitution lâoblige. Sinon ils sont boycottés. Et malgré tout ils survivent et se développent. Amauta : Pourquoi pensez-vous quâil y a succès, pourquoi pensez-vous que câest un succès ? Chomsky : Je nâaurais jamais imaginé ça, et je ne suis pas certain quâils le savent. (rires). Mais câest un succès fascinant, et bien sûr, câest très inhabituel dans la mesure où tous les médias dépendent de la publicité pour vivre. Et il est également indépendant, je veux dire, jâai été présent pendant seulement quatre jours, mais jâai déjà noté une demi-douzaine dâarticles qui nâapparaissent pas dans la presse internationale, et qui traitent pourtant de sujets importants. Amauta : Je vais faire un résumé général dâune partie de vos travaux. Vous dites que, parce que les médias sont un business, qui doit obligatoirement dégager des profits, ils répondent aux demandes du marché et de ses investisseurs, plus quâà lâintégrité journalistique. Cela force le contenu à entrer dans les limites de ce qui est acceptable par lâidéologie capitaliste, à promouvoir lâagenda et les valeurs du capitalisme dans la société. Cela maintient un ordre social, un conformisme et un consumérisme dont le rôle dans nos vie est impossible à remettre en cause. Et alors que les grandes entreprises qui contrôlent les médias fusionnent et contrôlent des pans de plus en plus larges du marché, ils limitent de plus en plus les informations et les débats à ce qui correspond aux intérêts dâun groupe de puissants individus toujours plus restreint. Diriez-vous que les médias se sont lancés dans une sorte de contrôle des esprits, ou bien câest exagéré ? Chomsky : Bon, avant tout, je pense que câest un point de vue un peu trop étroit, parce quâils se conforment aussi dâune façon étonnante aux intérêts des états, et même si les états et les grandes entreprises sont proches, ils ne sont pas identiques. On doit aussi reconnaitre quâil y a une gamme dâintérêts, on ne peut pas dire quâil y ait un seul intérêt des entreprises et un seul intérêt des états, il y a un panel. En plus de cela, la conscience professionnelle est un fait. Beaucoup dâindividus qui travaillent dans les médias sont des personnes sérieuses et honnêtes, et ils vous diront, et je pense quâils ont raison, que personne ne les force à écrire quoi que ce soit... Amauta : Quâils sont objectifs Chomsky : ...auquel ils ne croient pas. Ce quâils ne vous diront pas, et ce dont ils nâont peut-être pas conscience, câest quâils ont la possibilité dâécrire librement parce quâils se conforment, leurs croyances se conforment à la pensée dominante, vous savez, à la doctrine standard, et alors, oui, ils peuvent écrire librement et ne sont pas forcés à quoi que ce soit. Ceux qui nâacceptent pas la doctrine officielle, ils peuvent tenter de se débrouiller pour rester dans les médias, mais ils ont peu de chances dây arriver. Donc il y a une gamme. Mais il y a une sorte de conformisme qui est une obligation pour pouvoir intégrer les médias. Maintenant, vous savez, on nâest pas dans une société totalitaire, donc il y a des exceptions. Vous pouvez trouver des exceptions. De plus, les médias ne sont pas très différents des universités à ce sujet. Donc il y a une influence de la publicité, du fait dâêtre la propriété dâune grande entreprise, lâétat, tout cela a un effet. Mais ce sont aujourdâhui, dans une large mesure, les manifestations dâune culture intellectuelle. Vous ne... Amauta : Donc vous pensez que câest plus les valeurs portées par les gens qui ont une influence ? Chomsky : Lâensemble du milieu intellectuel incorpore un système de filtrage, et cela commence à lâécole. On attend de vous que vous acceptiez certaines croyances, styles, modèles comportementaux etc. Si vous le les acceptez pas, on vous désigne comme ayant un problème comportemental, ou quelque chose comme ça, et vous êtes éjecté. Ce genre de fonctionnement concerne tout le système éducatif. Il y a un système implicite de filtrage, ce qui a pour effet de créer une tendance forte qui impose le conformisme. Maintenant, câest une tendance, il y aura donc nécessairement des exceptions, et parfois celles-ci sont assez éclatantes. Prenez, disons, lâuniversité du MIT dans les années 60, dans la période de lâactivisme, cette université était à 100% financée par le Pentagone. Elle était, aussi, probablement le principal centre académique de résistance à la guerre. Amauta : Ouais, jâai vu le bureau de Lockheed Martin à lâétage dâen bas Chomsky : Ouais, maintenant Lockheed Martin a un bureau. Il nây en avait pas à cette époque, câest devenu plus "corporate" entre temps. Câest lâindustrie militaire, mais à lâépoque câétait un financement direct du Pentagone. En fait, jâétais dans un labo 100% financé par le Pentagone, et câétait un des centres du mouvement de résistance organisée à la guerre. Amauta : Donc vous dites quâil existe une fenêtre dâopportunité pour la résistance ? Chomsky : Il y a une gamme de possibilités. Elle a ses limites, vous savez, et les tendances sont assez fortes, et le modèle qui pousse au conformisme est très présent, et les sanctions pour anticonformisme peuvent êtres significatives. Ce nâest pas comme si on vous envoyait dans une chambre de torture. Amauta : (rires) Ca va plus toucher votre mode de vie et comment vous serez limité à certaines... Chomsky : Ca peut être ça, ça peut affecter votre avancement, ça peut même affecter votre emploi, ça peut affecter la manière dont on vous traite, vous savez, le dénigrement, le licenciement, la calomnie, la dénonciation. Il y a un éventail, câest vrai pour toute société. Amauta : Donc vous pensez que câest comme incorporé à notre culture, en quelque sorte ? Chomsky : Non, câest vrai pour toute société. Je ne connais aucune société dans lâHistoire qui nâait pas fonctionné de la sorte. Retournons à lâAntiquité, mettons la Grèce Antique. Qui a bu la ciguë ? Est-ce que câétait quelquâun qui se conformait, qui obéissait aux dieux ? Ou est-ce que câétait quelquâun qui bousculait la jeunesse, qui remettait en question la foi et les croyances ? Socrate, autrement dit. Câétait Socrate. Ou retournez à la Bible, lâAncien Testament. Il y avait des gens qui représenteraient pour nous des intellectuels, et là , on les appelle des prophètes, mais fondamentalement il sâagit dâintellectuels : ils faisaient des critiques, des analyses géopolitiques, ils commentaient les décisions du roi qui menaient à la destruction ; ils condamnaient lâimmoralité et appelaient à la justice pour la veuve et lâorphelin. Ce câest ce que nous appellerions des intellectuels dissidents. Est-ce quâils étaient bien traités ? Non, on les emmenaient dans le désert, on les emprisonnait, ils étaient dénoncés. Il y avait aussi des intellectuels qui se conformaient. Ceux-là , des siècles plus tard, mettons dans les Evangiles, on les désignait comme de faux prophètes, mais pas à lâépoque. Ils étaient bienvenus et bien traités à ce moment là : ce sont des courtisans. Et je ne connais pas de société qui soit différente de ça. Il y a des variations évidemment, mais ce schéma de base se retrouve partout, et câest totalement compréhensible. Je veux dire, les élites ne vont pas favoriser ce qui épanouit la dissidence ; pour la même raison que le monde des affaires ne fera pas de publicité dans La Jordana Amauta : Pensez-vous que lâon puisse briser ce schéma ? Chomsky : Il a été brisé dans une certains mesure. Câest ainsi que nous ne vivons pas dans des tyrannies, vous voyez, ce nâest pas le roi qui décide ce qui est autorisé ou pas, et il y a bien plus de liberté que par le passé. Donc oui, ces schémas peuvent être changés. Mais aussi longtemps que le pouvoir est concentré, il y a des conséquences auxquelles vous pouvez presque automatiquement vous attendre. Comme je le disais, il y a des exceptions. Câest intéressant dâobserver ces exceptions. Prenez lâOccident, il nây a quâun seul pays, en tout cas à ma connaissance, qui ait une culture dissidente, où les personnalités, je veux dire les écrivains célèbres, les journalistes, les officiels et autres, ne sont pas seulement critiques envers la politique de lâétat mais sâengagent dans la désobéissance civile et risquent lâemprisonnement, et ils sont souvent emprisonnés, en résistant pour les droits des gens. Câest la Turquie. En Europe Occidentale, la Turquie est généralement vue comme barbare, ce qui les empêche dâintégrer dâUnion Européenne, tant quâils ne deviennent pas plus civilisés. Je pense que câest le contraire. Si vous pouviez atteindre le degré de civilisation des intellectuels turques, ce serait déjà un bon aboutissement. Amauta : Vous avez écrit que si le public avait ses "propres sources dâinformation indépendantes, la ligne officielle du gouvernement et du milieu des affaires serait mise en doute". Selon une étude du Pew Research Center, seulement "29% des américains pensent que les organismes de presse relatent les faits comme ils sont réellement", et "le double pensent que la presse est plutôt libérale que conservatrice", ce qui conduit à davantage de division et de méfiance entre les gens... Chomsky : Ouais, je dirais la même chose. Je dirais que la presse, en gros, peut être considérée comme "libérale". Mais bien sûr, ce que nous appelons "libérale" implique quand même quâils demeurent dans le champ de ce qui est permis. "Libéral" veut dire "gardien des frontières". Donc le New York Times est qualifié de "libéral" par ce que nous pouvons appeler les standards du discours politique, le New York Times est libéral, CBS est libérale. Je ne dis pas le contraire. Je pense quâil y a des critiques modérées à la marge. Ils ne sont pas complètement soumis au pouvoir, mais ils sont très stricts quant il sâagit de définir jusquâoù vous pouvez aller. Et en fait, leur libéralisme remplit une fonction extrêmement importante dans le soutien du pouvoir. Ils disent : "Je suis le garde-frontière, vous pouvez aller jusque là , mais pas plus loin." Donc prenez une question majeure, comme par exemple lâinvasion du Vietnam. Hé bien, aucun journal libéral nâa jamais parlé dâinvasion du Vietnam ; ils parlaient de défense du Vietnam. Et là ils disaient : "Bon, ça se passe mal". OK, cela fait dâeux des libéraux. Câest comme par exemple, mettons, lâAllemagne Nazie, où les généraux dâHitler était libéraux après Stalingrad parce quâils critiquaient sa tactique : "Câétait une erreur dâattaquer sur deux fronts, on aurait dû battre lâAngleterre dâabord", ou quelque chose du genre. Voilà , câest cela quâon appelle libéralisme, en disant "ça ne se passe pas bien", vous savez, par exemple, "ça nous coûte trop cher", ou vous voyez, dâautres peuvent dire "peut-être que lâon tue trop de gens". Mais on appelle cela "libéral". Donc câest comme, disons, quand on dit que Obama est "libéral", et on le félicite pour son "objection raisonnée à la guerre en Irak". Quâétait son "objection raisonnée" ? Il dit que câétait une "bévue stratégique", comme le général Nazi après Stalingrad. Ok, bon... Amauta : Pas la guerre elle-même, mais... Chomsky : Pas quâil y avait fondamentalement quelque chose de mauvais là dedans, mais quâil sâagissait dâune "bévue stratégique" : "on nâaurait jamais dû faire ça, on aurait dû faire autre chose", comme "on nâaurait pas dû combattre sur deux fronts" si vous êtes un des généraux des Nazis. Ou bien, prenez la Pravda dans les années 80. Je veux dire que vous pouviez lire des choses dans le Pravda qui disaient que lâinvasion de lâAfghanistan avait été une stupide erreur : "câétait une idée absurde, il faut se retirer, ça nous coûte trop cher." Ce que je veux dire câest que lâanalogie côté étasunien serait du "libéralisme extrême", et cette question a été plutôt bien étudiée. Disons que la guerre du Vietnam dure depuis longtemps, on a énormément de matériel. Ce que lâon a appelé la "critique extrême de la guerre", disons exactement à la fin de la guerre, câest ce que lâon a appelé "lâextrême gauche" des médias, peut-être Anthony Lewis et le New York Times, faisant preuve de franc-parler, libéral, "lâextrême". Il a résumé la guerre en 1975 en disant que les Etats-Unis sont entrés dans la guerre avec, je crois que le phrase était "des efforts maladroits pour faire le bien". "Pour faire le bien" est tautologique. Notre gouvernement a fait cela donc à partir de là , par définition, câest "pour le bien", et ce nâest pas la peine de donner des preuves de cela parce que câest une tautologie, câest comme deux et deux font quatre. Donc on y a été, on a fait des erreurs, et ça nâa pas marché, bon. Donc on y a été avec "des efforts maladroits pour faire le bien", mais en 1969 il était devenu évident que câétait un désastre trop couteux pour nous-mêmes. On ne parvenait pas à amener la démocratie et la liberté au Vietnam à un prix acceptable pour nous-mêmes. Lâidée que câest ce que nous étions en train de faire est une tautologie, câest vrai par définition, parce que nous étions en train de le faire, et que lâétat est noble par définition. On a appelé cela "libéralisme extrême". Amauta : Donc vous dites que des journaux comme le New York Times sont... Chomsky : Ils sont libéraux. Amauta : la face libérale pour le public. Chomsky : Ils sont libéraux selon nos standards, selon les standards conventionnels du libéralisme. Amauta : Pensez-vous... Chomsky : Et dâailleurs, si vous écoutez les talk-shows qui sont radicalement à droite, et câest très intéressants, câest un fait important à propos des Etats-Unis, ils bénéficient dâune très grande écoute. Et ils sont très uniformes. Donc lâaile gauche obtient une grande écoute, et dans leur manière de voir les choses, les grandes entreprises sont libérales. Leur appel à la population est "le pays est dirigé par des libéraux, ils possèdent les entreprises, ils dirigent le gouvernement, ils possèdent les médias, et ils ne sâoccupent pas de nous, les gens ordinaires." Et il y a une analogie à cela : vers la fin de la République de Weimar, cela fait vraiment écho à la fin de la République de Weimar. Et cet appel à la masse a des similarités avec le propagande Nazie. Et... un important... et de nombreuses différences, mais il y a des similarités et cela a vraiment un sens : ils tendent la main à une population dâindividus qui ont de vrais griefs. Ces griefs ne sont pas inventés. Aux Etats-Unis, dans la République de Weimar... Amauta : Câétait ma question, si ces gens deviennent méfiants, ils pourraient avoir une méfiance saine par rapport aux médias, mais ils peuvent, vous pensez, être manipulés par dâautres intérêts extrémistes ? Chomsky : Hé bien, je vous suggère vraiment dâécouter les causeries à la radio. Ce que je veux dire, câest que si vous écoutez ce que disent ces causeries, on dirait des fous. Amauta : Et il y a beaucoup de place pour eux dans les médias aussi. Chomsky : Mais mettez de côté votre méfiance et écoutez simplement. Mettez vous dans la peau de quelquâun, comme un américain moyen par exemple, "Je travaille dur, je suis un fervent chrétien. Je prend soin de ma famille, je vais à lâéglise, vous savez, je vais tout comme il faut. Et je me fais avoir. Depuis 30 ans, mon salaire stagne, je travaille de plus en plus, et je gagne de moins en moins. Ma femme est obligée de prendre deux emplois, juste pour avoir de quoi manger. Mes enfants, mon Dieu, on ne sâoccupe pas des enfants, les écoles sont pourries, etc. Quâest-ce que jâai mal fait ? Jâai tout ce quâil faut, mais ça ne va pas bien pour moi." Maintenant, les causeries proposent une réponse, alors que personne nâa de réponse, mais ce que je veux dire câest quâil y a une vraie réponse. Amauta : Oui, ils expriment leurs griefs... Chomsky : Hé bien, la réponse, vous savez, câest la refonte néolibérale de lâéconomie, entre autres choses. Mais personne ne leur fournit cette réponse. Certainement pas les médias parce quâil ne voient pas les choses de cette façon, pour eux tout va bien. Prenons de nouveau Anthony Lewis par exemple pour la manière dont lâextrême gauche décrit les trente dernières années comme un âge dâor, un âge dâor pour la capitalisme américain. Hé bien, il parle pour lui et ses amis. Et pour moi. Vous savez, les gens qui ont notre niveau de revenu se portent bien. Par exemple, il y a beaucoup de problèmes avec lâassurance maladie, ouais. Moi jâai une excellente assurance maladie. Amauta : Vous travaillez dans une université. Chomsky : Notre assurance maladie est conditionnée par notre richesse. Et les gens avec qui Anthony Lewis va au restaurant, et ses amis etc., ouais, pour eux ça va bien. Mais pas pour ceux qui écoutent les talk-show, et câest une grande partie de la population. En fait, pour la majorité de la population, les salaires et les revenus ont stagnés et la situation sâest empirée. Donc ils demandent, "Où est-ce que je me suis trompé ?" Et la réponse que les talk show lui donnent est convaincante, dans sa logique à elle. Elle dit, "ce qui ne va pas, câest que les riches libéraux possèdent tout, ils nâen ont rien à faire de toi ; à partir de là , méfie-toi dâeux" etc. Et que disait Hitler ? Il disait la même chose. Il disait "ce sont les juifs, les bolchéviques, câest une..." Amauta : Il désignait un bouc-émissaire. Chomsky : ...câest une réponse. OK, câest une réponse, qui fait partie du... et elle possède sa propre logique, peut-être folle, mais elle a sa propre logique. Amauta : Donc, une dernière question. A partir de là , et pour contrecarrer cela, je suppose, lâaile droite... Chomsky : Populisme. Voilà de quoi il sâagit. Amauta : Ouais, populisme. Vous avez dit que pour bâtir un mouvement, les médias devraient être impliqués dans la construction dâun mouvement. Câest mon truc (paraphraser). Mais pour construire un mouvement, il vous faut un "large appel", une "culture véritablement radicale ne peut pas être créé autrement que par la transformation spirituelle dâun grand nombre de personnes, la fonction essentielle dâune révolution sociale doit être dâétendre les possibilités de la créativité humaine et de la liberté." Comment les médias alternatifs comme Amauta peuvent-ils sâengager eux-mêmes dans un "large appel" et ne pas se contenter de prêcher pour leur chapelle ? Parce que jâai lâimpression que la plupart de nos médias, je lis certaines choses, je lis La Jordana, mais est-ce que les gens veulent simplement que je lise La Jordana ? Ou bien les autres lecteurs de La Jordana ? Ils nâaiment pas quâon les mette au défi. Chomsky : La Jordana est très largement lue. Vous pouvez aller dans la rue et vous pouvez voir quelquâun debout, assis dans un bar, en train de lire ce journal. Mais, vous savez, un média ce nâest pas suffisant. Vous avez besoin dâune organisation. Donc prenez le Mexique. Je veux dire, je ne prétend pas connaitre très bien le Mexique, mais jâai eu lâoccasion de parler avec un bon nombre dâintellectuels mexicains, et ils disent tous la même chose. Il disent quâil y a un fort militantisme populaire, de lâactivisme, mais que câest très éclaté. Que ce sont des groupes très spécifiques, avec des agendas limités, et ils nâinteragissent et ne coopèrent pas les uns avec les autres. Ok, voilà quelque chose quâil faut dépasser pour construire un mouvement populaire de masse. Et pour cela, les médias peuvent aider, mais ils en profitent aussi, donc vous avez raison, tant que vous nâarrivez pas à une forme dâintégration des préoccupations des activistes et des mouvements, ça continuera à être "chacun prêche pour sa chapelle". Amauta : Donc vous pensez quâil faut impliquer les gens, mais obtenir une participation active est... Chomsky : Ca demande de sâorganiser. De lâorganisation et de lâéducation, ensuite les gens interagissent entre eux, ils se renforcent mutuellement, il y a un soutien mutuel. Amauta : Comment envisagez-vous quâun réseau de personnes qui viennent de toutes les classes de la société, majoritairement ceux qui ont besoin de se faire entendre, deviennent dâeux-mêmes des experts comme citoyens-journalistes ou artistes, tout en comptant les uns sur les autres pour garder une attitude responsable dans le processus de création des nouvelles ? Chomsky : Il y a plein de façon dây arriver. Je dois y aller, mais je vais vous donner juste un exemple concret, parmi beaucoup dâautres. Jâétais au Brésil, il y a environ 15 ans, et à cette époque jâai beaucoup voyagé avec Lula. Il nâétait pas encore président. Il mâa emmené un jour faire un grand tour des banlieues de Rio de Janiero, deux millions de personnes, des banlieues pauvres. Et il y avait une sorte de grande place, de grand espace ouvert. Câest un pays semi-tropical, tout le monde vit dehors, nous sommes en soirée. Un petit groupe de journalistes de Rio, des professionnels, sont arrivés en soirée avec un camion et ils se sont garés sur cette place. Il y avait un écran sur le camion et un équipement de diffusion. Et ce quâils diffusaient étaient des sketches, écrit par des gens de la communauté, écrits et mis en scène par des gens de la communauté. Donc les gens du cru présentaient eux-mêmes les sketches. Une des actrices, une fille, qui devait avoir 17 ans, parcourait la foule avec un micro et demandait aux gens de commenter - il y avait beaucoup de monde, ils étaient intéressés, ils regardaient, vous voyez, les gens assis dans les bars, qui grouillaient un peu partout - donc ils commentaient ce quâils avaient vu et ce qui selon eux avait été diffusé, vous savez, il y avait un écran de télévision derrière, où lâon pouvait voir ce que la personne disait, et dâautres ensuite commentaient cela. Et les sketches étaient très significatifs. Vous savez, je ne parle pas Portugais, mais jâarrivais plus ou moins à suivre. Amauta : Donc, vous voyez cela comme une participation active à un mouvement ? Chomsky : Absolument, ils étaient sérieux... certains jouaient la comédie, vous savez. Mais certains, vous voyez, parlaient de la crise de la dette, du SIDA... Amauta : Et cela ouvrait un espace pour la créativité, pour les gens... Chomsky : Câest une participation directe à la créativité. Et câétait quelque chose de plutôt inventif. Je ne sais pas si ça continue, mais câest lâun des nombreux modèles possibles. |